CHAPITRE V

 

             

            Coulvin assistait en compagnie de Delouvert à une réunion de l’une des multiples commissions du Comité central. Le thème de discussion tournait autour des problèmes de la jeunesse, et l’on débattait ferme des conséquences de la manifestation d’Origny et de l’assassinat de Jean Fignac.

            Adversaires et partisans de la poursuite de ce style d’action s’empoignaient en rivalisant d’éloquence, truffant leurs interventions de citations mûrement choisies. Le Parti se préparait à déposer devant l’Assemblée un projet de loi visant à l’emprisonnement des drogués récalcitrants : était-ce le moment ad hoc, ne valait-il pas mieux attendre ? La base du Parti semblait traîner les pieds devant une telle campagne. La faible assistance à l’enterrement de Fignac paraissait l’attester…

            Coulvin était anxieux. Delouvert n’avait pas reçu de nouvelles photocopies, mais peut-être cela ne présageait-il rien de bon. Vrodine attendait, paralysé par l’anonymat absolu de l’adversaire.

            La réunion, qui s’éternisait depuis plus de deux heures, toucha à sa fin. Delouvert et Coulvin descendirent jusqu’à la cantine du siège pour y prendre leur repas.

            Ils en étaient au café lorsque l’un des assistants de Coulvin lui remit une pile de journaux. Il n’y avait là que des feuilles d’extrême droite, toutes fraîches. Tout en sirotant son express, Coulvin parcourut les grands titres.

            — On en prend plein la gueule…, murmura-t-il. Ils ne nous loupent pas.

            — Je ne vois pas pourquoi ils se priveraient ! s’exclama Delouvert. Dis donc, Origny, c’est ta Fédé ? Tu n’aurais pas pu les freiner ? On aurait pu limiter les dégâts !

            — Impossible ! L’idée était de Castel lui-même. Il y tenait mordicus. Si Fignac ne s’était pas fait abattre, il avait prévu de faire le même coup dans d’autres villes de la banlieue parisienne… Et à Lyon, aussi.

            — Et l’enquête des flics, qu’est-ce que ça donne ?

            — Ils cherchent dans les milieux immigrés…

            — Eh ben, ils ne sont pas près de trouver !

            Coulvin et Delouvert se séparèrent quelques secondes plus tard. Le gros Jacques partit s’isoler dans son bureau pour travailler à la rédaction de ses Mémoires, dont le premier tome devait paraître incessamment. Quant à Coulvin, il avait une réunion de la section des cadres. Il poursuivit sa lecture tout en marchant dans les couloirs, se faisant bousculer au passage par des permanents pressés.

            Les membres de la section des cadres étaient en retard, comme d’habitude. Coulvin alluma une Boyard maïs et se plongea dans un article de Minute. Il était signé Marc Lartigues et pérorait sur l’affaire Fignac.

            Une photo de Madeleine, pleurant, était intercalée entre les colonnes. Lartigues détaillait par le menu l’affaire d’Origny, et hésitait constamment entre le mépris pour les immigrés et la haine à rencontre du Parti. Louvoiement délicat…

            Les mains de Coulvin se mirent à trembler : il relut cinq fois le même paragraphe, incrédule :

             

            … Calfeutrée dans sa villa cossue, Madeleine Fignac, permanente chez les camarades, se cache pour fuir les photographes ! Il semblerait qu’elle ait honte. J’ai fait le siège du portail, bataillant presque contre les gendarmes, mais il est impossible de pénétrer dans la « datcha ». Je ne puis vous affirmer qu’une chose : le Parti paye bien ses bureaucrates ! La villa des Fignac est un véritable petit palais, bâti à même la falaise, et entouré d’un parc dont l’entretien est fourni par les cotisations des prolétaires naïfs. Dans Kerpape, le petit village où se terre la grande pourfendeuse de la jeunesse dévoyée, personne ne veut répondre aux questions des journalistes : Fignac, connais pas ! On n’est pas très sympathisant des rouges, à Kerpape, on vote même contre, farouchement et fidèlement, depuis toujours.

            Ainsi, la camarade Fignac tente de se faire oublier, s’isolant parmi des gens qu’elle sait hostiles à ses idées, repliée dans sa tour dorée. J’ai quitté le village, bredouille. À l’écart des autres maisons, près d’une villa qui appartenait au docteur Leguilvec, décédé en 1972, la demeure des Fignac contemple la mer…

             

            Suivait une conclusion ridicule sur le flux et le reflux de l’Histoire ! Coulvin était soufflé. L’article était nul, creux, mais surtout ne semblait construit que pour tendre vers le nom de Leguilvec…

            — Madeleine… murmura Coulvin. Nom de Dieu, Madeleine… !

            Il mit le journal sous son bras et escalada quatre à quatre les escaliers jusqu’au dernier étage pour se ruer dans le bureau de Delouvert. Il lui tendit l’article.

            — Qu’est-ce que tu en penses ?

            — Je ne sais pas. Tu la connais mieux que moi !

            — Oui, ce n’est pas d’elle dont il s’agit, c’est de l’article ! C’est, je ne sais pas, moi, un signe, un clin d’œil !

            — Oui. Peut-être, mais je crois qu’il faut voir Madeleine, pas seulement l’article.

            — Préviens tout de suite Vrodine.

            Un des durs à cuire de l’équipe « spéciale » de Coulvin partit sans tarder. Il était porteur d’un pli pour Acelard, le PDG d’Agraton.

            *

 

            Vrodine était dans son bain lorsqu’on lui remit le pli. Il n’avait pas quitté son hôtel depuis la veille au soir et étudiait d’un œil distrait les catalogues de trains qu’il avait pu glaner dans les librairies spécialisées lors de ses promenades dans Paris. Vrodine savait joindre l’utile à l’agréable et, quand Acelard ne lui avait pas, pour les besoins de sa couverture, concocté une visite de laboratoire d’agronomie ou un dîner en compagnie d’un quelconque secrétaire de coopérative viticole, il s’adonnait à son hobby, comblant ainsi les inévitables lacunes que ne manquait pas d’entraîner son isolement coutumier dans sa propriété des environs de Rybinsk.

            Il prit connaissance du message de Delouvert, et en ressentit à la fois inquiétude et soulagement. Soulagement car, enfin, on sortait du flou ; la fuite semblait provenir d’un raté dans le cas Leguilvec. Inquiétude parce que la parution de l’article de Lartigues n’était sans doute pas dénuée de sens. Leguilvec intéressait d’autres gens… Et non des plus reluisants !

            Vrodine se rendit chez Douliev, à l’ambassade. Il y câbla un bref compte rendu codé des derniers événements. Il ne le fit pas de gaieté de cœur, puisqu’il signait pour ainsi dire un aveu de taille. Une erreur avait sans doute été commise en 1972, et par lui-même.

            *

 

            Lartigues avait une passion : le squash. Coulvin l’avait appris durant l’enquête éclair qu’il avait fait mener sur le journaliste. Il y jouait tous les mardis soir, de 19 à 21 heures, dans un club spécialisé, près de la tour Montparnasse.

            La voiture attendait, garée près de celle de Lartigues. Il s’agissait d’une CX noire munie d’une antenne. Quatre hommes assez corpulents s’entassaient à l’intérieur.

            Marc Lartigues sortit du club à 21 h 10. Il portait un sac Lafuma et le manche d’une raquette dépassait de la fermeture éclair. Son visage était encore marqué par l’effort fourni durant son entraînement.

            — C’est lui, dit le conducteur de la CX, allez-y !

            Les deux passagers arrière ouvrirent en même temps leur porte. Ils se dirigèrent vers le journaliste, alors que celui-ci fouillait dans la poche de son blouson, cherchant ses clés de voiture.

            — Marc Lartigues ?

            — Oui, que voulez…

            — Police ! Veuillez nous suivre !

            Lartigues détailla rapidement les deux intrus. La quarantaine, le cheveu court, les impers mastic, toute la panoplie semblait réunie, et la carte barrée de tricolore qu’exhibait celui qui l’avait interpellé venait compléter le tableau. Il demanda l’autorisation de déposer son sac dans le coffre. Il l’obtint.

            Puis il prit place dans la CX, se serrant entre les deux flics.

            Le chauffeur fit lentement le tour de la place, puis fila vers les Gobelins. Personne ne parlait. Lartigues commença à s’inquiéter, et demanda où on l’emmenait. Le conducteur ne semblait pas vouloir obliquer vers la Seine, et le quai des Orfèvres, où Lartigues s’attendait à être conduit. Il avait d’abord pensé à un interrogatoire à propos d’un de ses récents articles sur la pègre arabe, dans lequel « l’incurie » des services spécialisés était dépeinte méchamment. Une enquête antérieure sur le même thème lui avait déjà valu, un mois plus tôt, une convocation à la Brigade de répression du banditisme.

            La CX dépassa les boulevards extérieurs et s’enfonça dans la banlieue, en évitant les grands axes. Affolé, Lartigues observa les deux types qui l’encadraient. Il n’avait aucune chance de sortir sans leur assentiment. Il déglutit bruyamment. Le type de gauche se fendit d’un sourire.

            Les bâtiments d’une cité défilaient au travers des vitres. Identiques, monotones. Impossible de lire le nom des rues. Il faisait nuit noire, et la CX tournait, tournait, repassant plusieurs fois aux mêmes endroits. Un magasin Suma, un tabac Le Balto, puis un autre, encore une rue, à gauche, à droite, un désert de palissades éventrées, un dédale de blocs HLM décrépis…

            Enfin le chauffeur stoppa devant l’entrée d’un immeuble. Lartigues vit le numéro : 23. Mais il était incapable de dire où ils se trouvaient : au Kremlin-Bicêtre, à Gentilly, à Chevilly-Larue ? Dans une des multiples rues Estienne-d’Orves, dans un des boulevards Karl-Marx, près d’un square Fabien, dans une allée Barbusse… ? Le type de gauche, celui qui avait déjà souri, parla.

            — T’inquiète pas : on te veut aucun mal ! Quelqu’un a à te causer, tout simplement. N’essaye pas de t’enfuir ou d’ameuter les gens, tu le regretterais… On va descendre, et tu vas me suivre.

            Lartigues opina pour montrer son approbation. Il n’avait pas l’intention de jouer les fanfarons. Il se retrouva debout sur un trottoir désert. Une main à la poigne ferme lui saisit le bras. On le conduisit dans un couloir, puis on le fit monter dans un ascenseur. Septième étage. Une porte s’ouvrit. La pièce baignait dans l’obscurité. Le type de l’ascenseur le poussa jusqu’à un tabouret.

            Lartigues s’assit en tâtonnant pour ne pas perdre l’équilibre. Il pouvait percevoir le bruit d’une respiration, derrière lui, et un autre souffle, devant, à moins de deux mètres. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua la silhouette d’un homme assis, grand, lui sembla-t-il. L’homme parla. La voix lui était inconnue.

            — Tu t’appelles Marc Lartigues, tu as vingt-neuf ans. Tu habites au 87, boulevard de La Motte-Picquet. Tu es marié. Ta femme se nomme Sylvie. Vous avez une fillette de quatre ans : Marie-Laure. Écoute-moi bien. Tu vas répondre à mes questions. Avec clarté. Si tu mens, nous tuerons ta femme et ta fille, et toi, mais seulement ensuite, pour que tu aies le temps de savourer le désastre. Peut-être comprendras-tu qui nous sommes. Est-ce que tu as bien suivi ?

            Lartigues balbutia un oui très faible. Il s’agita sur son tabouret. Coulvin s’éclaircit la gorge avant de reprendre la parole. Il s’adressa de nouveau au journaliste :

            — Qui t’a demandé d’écrire ton article sur Madeleine Fignac ?

            — Mais… personne ! Je suis allé en Bretagne pour tenter de la rencontrer, et…

            — Qui ? Tu as dix secondes. Ta femme et ta fille sont chez toi, en ce moment. Et des amis à moi attendent au pied de l’immeuble. Elles vont mourir dans quelques minutes si tu ne réponds pas.

            Lartigues s’effondra et son corps fut secoué de sanglots violents. Il pensait enfin avoir compris à qui il avait affaire.

            — Alors, qui ? répéta Coulvin.

            — Dartier, Yves Dartier. Un, un ami…

            — Son adresse ?

            Lartigues donna le numéro de l’immeuble de la rue La Fayette.

            — Il travaille où, ton ami ?

            — Je ne sais pas, c’est un membre du Service qui…

            — D’accord, coupa Coulvin, j’ai saisi. Quelles recommandations t’a-t-il faites ?

            — Aucune, je pouvais dire n’importe quoi…

            — Vraiment ?

            — À condition que le nom du médecin soit mentionné… Leguilvec.

            — Bien, je te remercie. Tu vas pouvoir partir. Écoute encore : si tu laisses filtrer un mot de notre conversation, tu mourras. Dans six mois, ou dans dix ans, tu mourras. Ne parle jamais. À quiconque.

            Dans le noir, Lartigues hocha frénétiquement la tête. Il sentit une main le saisir sous l’aisselle et le conduire jusqu’à la porte. La CX attendait, au-dehors. Il monta. Une demi-heure plus tard, il en descendait, devant la bouche de métro Gobelins.

            *

 

            Dartier s’éveilla lentement. Une douleur lancinante, à la nuque. Il se tourna sur le côté pour appuyer sa tête sur le traversin, mais il n’y avait pas de traversin. Précautionneusement, il tâta le support sur lequel il était allongé. C’était froid, humide, une odeur de terre moisie lui agressa les narines.

            D’un bond, il se redressa pour se retrouver assis. Il portait ses vêtements, ses papiers étaient dans la poche de sa veste. Les bras tendus, dans l’obscurité, il explora l’endroit. Quatre murs, une superficie d’environ vingt mètres carrés et, près du sol, des résidus pulvérulents dans lesquels se détachaient des grains solides : de la mort-aux-rats. Une cave, il était dans une cave. Il s’essuya lentement les mains sur son pantalon. Dans une de ses poches, il trouva un briquet. La pierre émit plusieurs étincelles trop faibles avant d’enflammer enfin le gaz.

            Il y avait une porte, métallique, avec un renforcement blindé. Des tuyaux couverts de toiles d’araignée couraient au plafond. La cave était vide.

            Dartier se rassit sur le sol en se massant le cou. Il ne se rappelait plus… la veille au soir, oui, un dîner en solitaire dans un restaurant, près de la Madeleine, et puis quoi ? Pas de souvenir, et pourtant, la douleur.

            *

 

            Éric Guilon tapa violemment du poing sur la table. Un cendrier plein de mégots froids s’écrasa sur le parquet.

            — Vous êtes un incapable ! éructa-t-il. Une loque ! Vous étiez responsable de dix hommes, et vous n’êtes pas foutu de…

            — Mais il y avait un monde fou ! protesta le chef de l’équipe Koulak I. On l’a serré de près, mais il a dû se faufiler, c’était très difficile.

            — Dehors ! Je ne veux plus vous voir !

            Guilon avait pris la nouvelle comme une catastrophe. Vrodine avait disparu, au nez et à la barbe de ses suiveurs, au cours d’une visite du Salon de l’agriculture. Mêlé à la foule, il les avait semés dans la matinée. Depuis deux heures, on était sans nouvelles de lui. Coulvin avait lui aussi réussi à déjouer la surveillance et on avait perdu sa trace depuis la veille !

            Une nouvelle fois, Guilon saisit le combiné du téléphone et composa le numéro de Dartier. Il aurait dû venir au bureau le matin et ne donnait pas signe de vie. Guilon ne s’inquiétait pas trop. Dartier était assez lunatique et il lui arrivait de faire de telles escapades. La sonnerie retentit chez Dartier, mais personne ne vint répondre.

            *

 

            Madeleine, elle, répondit. Dans le salon de la villa de Kerpape, elle lisait, assise dans une chauffeuse, près d’un feu de bois. Après l’enterrement de Jean, elle était revenue en Bretagne, souhaitant se reposer. Elle avait vu ses collègues du bureau de Fédé et avait pu constater les ravages produits par les articles parus dans les journaux.

            Immédiatement après avoir décroché, elle reconnut la voix de Coulvin. Traînante, hésitante.

            — Allô ! Madeleine ? C’est moi, Coulvin… Tu vas bien ? Quand comptes-tu rentrer ?

            — Vous avez besoin de moi ? C’est un appel personnel, ou c’est le Parti qui t’a demandé de me joindre ? Peut-être pour vous excuser des saloperies que vous avez écrites sur mon compte ?

            — Comme tu y vas ! Justement, tout est en train de se tasser. Mais il faudrait que tu viennes mener le débat… Cela dit, je t’appelle à titre personnel, hein ?

            — Je rentrerai quand je l’aurai décidé, en attendant, foutez-moi la paix !

            Elle raccrocha et vint appuyer son front contre la baie vitrée qui donnait sur le parc. Derrière le portail, elle pouvait voir la camionnette des gendarmes et les voitures des flics en civil, qui montaient toujours la garde devant la villa.

            *

 

            — Alors, demanda Delouvert, que raconte-t-elle ?

            — Elle est furieuse, elle ne veut pas rentrer… Je ne sais pas comment faire.

            — Vrodine veut la voir d’urgence…

            — Mais enfin ! on ne peut pas l’enlever ! Elle est gardée par les flics. On a un gars sur place. Il faut attendre. Si on la brusque trop, elle va se méfier, il faut être prudents. Surtout si c’est elle qui est à l’origine de toute cette merde…

            — Tu le penses, n’est-ce pas ?

            — Vrodine aussi. Mais pour l’instant, on ne peut qu’attendre.

            *

 

            Guilon poussa la porte. La concierge l’avait accompagné jusqu’au quatrième étage. L’appartement était vide. Il n’y avait aucun désordre, si ce n’est le fouillis permanent dont Dartier laissait envahir son antre. Guilon fit le tour des pièces. La chambre, le salon, le bureau, rien ne semblait anormal. De toute la journée, son ami n’avait donné de nouvelles.

            Guilon sortit de l’immeuble et sauta dans un taxi. Il se fit déposer chez Marc Lartigues. Sylvie, sa femme, était occupée à baigner leur fille. Lartigues travaillait à un article, installé devant le clavier de sa machine. Il salua Guilon, qu’il avait rencontré quatre jours plus tôt en compagnie de Dartier. Guilon annonça la disparition de celui-ci.

            — Je ne peux rien vous dire… bégaya Lartigues, il ne m’a pas contacté depuis notre dernière entrevue…

            — Il vous a téléphoné, après la parution de votre article ?

            — Oui, pour me remercier, mais depuis, rien… Je peux faire quelque chose pour vous ?

            — Non. Soyez prudent, c’est tout.

            — Je ne suis qu’un journaliste…

            Guilon sourit faiblement, serra la main de Lartigues, puis s’éclipsa. Adossé contre la porte, Lartigues poussa un profond soupir. Il rejoignit sa femme dans la salle de bains et l’enlaça fougueusement.

            *

 

            Tenaillé par une violente douleur abdominale, Dartier se leva, alluma son briquet. Il jura entre ses dents, puis choisit un coin de la cave pour s’installer et baisser son pantalon.

            Accroupi dans le noir, il déféqua. Puis il retourna s’asseoir sur le sol, dans un coin opposé de la pièce.

            *

 

            Vilandier avait un regard absent. Il contemplait les photos encadrées décorant son bureau. Debout, les mains dans le dos, il tournait en rond. Assis, Guilon attendait la réponse.

            — Êtes-vous certain, mon cher Éric, que cette démarche est bien utile ?

            — Indispensable, monsieur. Je ne sais ce qu’ils préparent, mais si nous voulons nous prémunir, il faut payer le prix.

            — Je crains que cela ne soulève bien des remous.

            Guilon hocha la tête. Il jouait machinalement avec un casse-tête géométrique ramassé sur le bureau de Vilandier. Quatre billes d’acier à caser dans des trous situés à des niveaux différents, enchevêtrés dans un labyrinthe de cases enrobé d’une gangue de plastique transparent.

            — Brodard ne sera jamais d’accord… reprit Vilandier.

            — Bien sûr que non ! Il faut passer par-dessus la Brigade criminelle !

            — L’enlèvement sera un scandale.

            — Si c’est un enlèvement, oui, pas s’il s’agit d’une disparition. De son plein gré.

            — Avez-vous bien réfléchi ?

            — Je le pense.

            *

 

            Madeleine, elle aussi, avait lu l’article de Lartigues, et elle avait noté, avec inquiétude, la mention du nom de Leguilvec, saugrenue, tombant comme un cheveu sur la soupe.

            Au portail de la villa, les rondes se succédaient, régulières, rassurantes.

            De qui avoir peur ? Du Parti ? Il y avait eu ce coup de téléphone empressé de Coulvin. Mais fallait-il s’inquiéter pour autant ? Le Parti réclamait son retour, pour arranger la cuisine interne après l’affaire d’Origny… Et de toute façon, ils ne savaient rien ! Tout était en lieu sûr.

            Et puis la lettre était arrivée, dans le courrier du matin. Un gros paquet d’enveloppes postées des quatre coins du pays. Madeleine recevait depuis la mort de Jean des torchons d’insultes et des menaces de vengeance. Elle ne s’en inquiétait pas outre mesure.

            En caractères d’imprimerie, un simple mot, écrit au feutre noir, sur une feuille « extra-strong », un nom, simple nom : LEGUILVEC.

            Et Madeleine eut peur. Dans la chambre de son père, elle fouilla sous les piles de draps pour trouver le Beretta, ainsi qu’une boîte de cartouches. Elle ne savait pas s’en servir, mais la présence de l’arme la rassurait. Elle avait engagé un chargeur dans la crosse et s’était entraînée à faire jouer la sécurité. Elle avait peur, banalement peur. Qui pouvait savoir ?

            Elle avait glissé le pistolet dans la poche du vieux caban qu’elle endossait pour se promener dans le parc.

            Puis, en fin d’après-midi, le télégramme était arrivé, cacheté du tampon de Lorient : ils étaient tout près ! Le texte était court, ne comportait qu’un seul mot : Leguilvec. Alors Madeleine paniqua. Elle entassa à la hâte quelques vêtements dans un sac de sport, enfila le caban et, chaussée de baskets, elle attendit la tombée de la nuit pour escalader la clôture d’enceinte de la villa. Elle ne tenait pas à subir plus longtemps la pesante tutelle des gendarmes ou des inspecteurs de la Brigade criminelle.

            Un petit bois à flanc de falaise prolongeait le parc. Madeleine courut doucement le long de la rangée d’arbres, pour déboucher cinq cents mètres plus loin sur la départementale qui menait à Larmor. Là, elle trouverait un taxi qui la conduirait jusqu’à Lorient. Un train pour Paris partait aux environs de minuit. Elle avait laissé la lumière allumée dans le salon. Ce serait jouer de malchance si on découvrait sa fuite avant le lendemain matin.

            Guilon attendait, au carrefour menant de Larmor à Kerpape. Assis au volant d’une imposante Mercedes, il scrutait la campagne alentour. Le talkie émit un grésillement avant que la voix ne lui parvienne en clair.

            — C’est OK. Elle est à côté de la route. Voilà, elle vient sur nous…

            Guilon se détendit. L’astuce avait réussi. Double conclusion : primo, Madeleine se sentait traquée, secundo, si elle fuyait, c’était à coup sûr en rapport avec l’information parue sur Leguilvec dans Minute, et relayée par la lettre et le télégramme. De plus, Madeleine se méfiait de la police, et sa disparition retomberait sur les épaules de ce pauvre Brodard. Réussite sur tous les tableaux.

            Deux kilomètres à pied jusqu’à Larmor ; Madeleine avançait d’un pas pressé. Quand, dans le noir, une silhouette bondit sur elle, jaillissant d’un talus, elle n’eut pas le temps de crier ni de sortir le Beretta. Ceinturée, bâillonnée, elle se laissa entraîner vers la voiture qui avançait au ralenti sur la route, tous feux éteints.

            *

 

            La clé tourna dans la serrure. Dartier, émergeant d’une somnolence vaporeuse, sursauta. Il eut quelque difficulté à se mettre debout. Un rayon de soleil s’infiltra dans la cave et un souffle d’air frais envahit ses poumons. Dans l’escalier, deux jambes, surmontées d’un tronc au bras muni d’un revolver, s’encadraient dans la lumière, avec démesure. Dartier cligna des yeux. Le faisceau d’une torche électrique fouilla les recoins de la cave, s’arrêtant un instant sur les excréments qui croupissaient contre le mur en une flaque nauséabonde.

            Dartier s’avança vers l’escalier. L’œil rond du revolver le contemplait, impavide. Le visage du sbire était carré, impénétrable.

            — Montez… dit-il simplement.

            Dartier dut s’appuyer aux parois de l’escalier pour escalader les marches. Ses jambes cotonneuses menaçaient de se dérober. Tout en haut, il aperçut la trogne hilare de Vrodine, observant son ascension laborieuse.

            — Salope… murmura Dartier.

            — Ne nous emportons pas, dit Vrodine, passez à la salle de bains, vous puez… !

            Il désignait un réduit muni d’une douche. Sur un tabouret de fer-blanc, une espèce de pyjama était plié soigneusement ; des charentaises moelleuses gisaient sur le carrelage.

            — Changez-vous, nous parlerons ensuite.

            Dartier ne se fit pas prier et se dévêtit avec plaisir. L’eau de la douche était glacée, mais il s’en délecta goulûment, la faisant couler dans sa bouche et sur son corps trempé de sueur crasseuse. Le sbire au revolver le regardait se laver. Dartier enfila le pantalon et la veste de pyjama. La doublure de laine des charentaises lui parut douce, caressant délicatement la peau de ses pieds.

            Vrodine l’invita à prendre place sur une chaise de jardin, peinte de blanc. La pièce était nue et ne comportait que deux fauteuils.

            Vrodine, assis, attendait. Les persiennes étaient closes ; et au travers, hachurée, Dartier vit la lumière forte du jour. Il ne portait jamais de montre et, lors de son séjour dans la cave, n’avait pu évaluer les heures qui passaient, en raison de l’absence totale d’ouverture.

            Il frissonna légèrement. Le tissu épais du pyjama avait absorbé l’humidité, mais un courant d’air frais pénétrait dans la pièce dont les murs étaient tapissés d’un papier jauni. La poussière accumulée dans les coins et balayée grossièrement indiquait que la maison était d’ordinaire inoccupée. Devinant quelles étaient les pensées de son prisonnier, Vrodine ricana.

            — Vous êtes en pleine campagne, loin de tout. Personne ne peut vous venir en aide. Nous ne sommes pas dans un roman policier…

            Dartier se laissa glisser dans le second fauteuil, et se détendit les jambes. Il avait pu étancher largement sa soif dans la douche, mais il avait toujours très faim. Vrodine ne paraissait pas décidé à lui offrir quoi que ce soit à se mettre sous la dent. Et Dartier n’allait pas s’abaisser à quémander un sandwich.

            — Si nous parlions de Leguilvec ?

            Dartier demeura muet. Il était décidé à le rester. Il ne savait où Vrodine voulait en venir, ni surtout ce que lui, Vrodine, savait exactement de Leguilvec. Dans quelle main est la bille ? La droite ou la gauche ? Il me dit qu’elle est dans la main droite pour me faire croire qu’elle est dans la gauche ! Mais s’il veut me persuader qu’elle se trouve dans la gauche, n’est-ce pas pour démentir qu’elle puisse être dans la droite ? Et alors, ne faut-il pas penser qu’elle est dans la gauche, puisqu’il insinue indirectement qu’elle se trouve dans la droite ? Etc., etc., etc.

            Vrodine observait Dartier, qui se massait la nuque en regardant le plafond.

            — Ne faites pas l’imbécile, monsieur Dartier… J’ai un besoin urgent de renseignements précis, et si vous ne me les livrez pas de votre plein gré…

            Sacha eut un geste évocateur et menaçant, sans se départir de son sourire.

            Dartier se revit vingt ans plus tôt, à la villa El-Biar d’Alger, appliquant l’électricité sur des corps épuisés par les interrogatoires sans fin.

            Il était allé jusqu’au bout de cette « expérience ». Les électrodes d’acier grossier, agrippant la muqueuse des lèvres ou du prépuce des présumés fellaghas, un coup de manivelle, et la décharge, secouant les membres, les animant de mouvements convulsifs.

            Où sont tes copains ? Rue des Abderames, impasse de la Grenade, rue Caton ?

            Il ferma les yeux, et les revit tous, Alilou, Ben M’Hidi, Yacef, et tous les anonymes, les Mustapha, les Mohammed et les Ali, dont il avait oublié le nom.

            — Monsieur Dartier, je n’ai pas une âme de tortionnaire. Nous maîtrisons des méthodes beaucoup plus efficaces et moins douloureuses que celles que vous avez vous-même pratiquées. Hélas, nous sommes dans des circonstances très contraignantes : il me faut des renseignements dans un délai très rapide, et je crains d’être obligé de « bricoler » au cas où vous vous montreriez récalcitrant.

            — Foutez-moi la paix, grogna Dartier. Tout ce que je peux vous dire à propos de Leguilvec, c’est que c’est vous qui l’avez fait assassiner en 1972.

            — Bien, nous progressons. Ensuite ?

            — Ensuite, allez-vous faire foutre !

            Vrodine se leva et écarta les mains en signe de regret. Son sourire s’était figé. Le sbire qui montait la garde dans la pièce agrippa le prisonnier et le força à s’allonger à plat ventre sur un banc de bois. Il fixa des menottes aux poignets de Dartier et les referma sur les pieds du banc. Il fit de même avec les chevilles, puis il enroula une corde en la serrant autour de la ceinture, la nouant sur la planche de bois.

            Le banc reposait par terre, et Dartier ne pouvait plus bouger. L’acier des menottes lui entaillait la peau, et la corde, débordant sur le thorax, entravait sa respiration. Seule la tête était libre, et Dartier devait cambrer la nuque pour ne pas la laisser retomber.

            Le sbire avait apporté un baquet de métal, qu’il installa devant le banc. À l’aide d’un tuyau d’arrosage, il le remplit d’eau aux trois quarts.

            — Bien, monsieur Dartier, je vais vous laisser réfléchir.

            Vrodine saisit la tête de son prisonnier par les cheveux et la souleva. Il tira le baquet près du banc et lâcha la tignasse de Dartier.

            À quelques centimètres de ses yeux, touchant presque son menton, la surface de l’eau achevait de s’agiter, clapotant encore un peu contre le cylindre de métal. Dartier pouvait voir les parois attaquées par la rouille, au fond du bac, et des résidus de poussière qui erraient entre deux eaux.

            — Réfléchissez bien… Je vous donne une heure. Après quoi, nous commencerons.

            Dartier savait de quoi il s’agissait. On saisissait le banc, et on trempait doucement la tête du prisonnier, les cheveux, le front, le nez : on stoppait, en laissant respirer par la bouche. L’eau pénétrait dans les cloisons nasales, on éternuait, on se cambrait pour gagner un centimètre, puis le banc descendait…

            La porte avait claqué bruyamment. Dartier grelotta et laissa pendre sa tête. Le sang afflua, et il fit un effort pour se redresser. Les muscles de son cou se tétanisèrent. Il ferma les yeux pour ne plus voir l’eau dormante. Mais la sensation d’obscurité, de noirceur constellée de points rouges lui fut insupportable ; il rouvrit les paupières. Son souffle faisait naître de légères vagues dans l’eau du bac.

            Il tenta de dominer la panique qui le gagnait. Avec rage, il poussa un long hurlement.

            Au bout d’une heure, il avait la tête lourde, ses tempes étaient douloureuses, sa vision floue. Il ne respirait plus qu’avec irrégularité.

            Vrodine revint. Debout devant le banc, une cigarette à la main, il donna un coup de pied dans le bois du banc.

            — Alors ? Leguilvec ?

            — Merde… articula Dartier, redressant la nuque en grimaçant.

            — Bien, bien…

            Dartier ne l’avait pas vu pénétrer dans la pièce, mais le sbire était là, et il souleva le banc, d’un bloc, avec un grand « han ».

            Le banc trempait déjà dans l’eau, et Dartier, s’arc-boutant sur les menottes, tenta de repousser le fond du bac. Un filet de sang remonta de ses poignets, et troubla un peu l’eau. Vrodine s’était accroupi. Il souriait de nouveau.

            Dartier sentit l’eau glacée baigner sa calotte crânienne. Il hurla de tous ses poumons et sentit une nausée irrépressible lui empoigner l’estomac. Il vomit, et des glaires verdâtres lui dégoulinèrent sur le visage avant de tomber dans l’eau. Le sbire avait baissé le banc et Dartier avait les yeux dans l’eau, puis le nez. Il tenta de respirer par la bouche, mais, comme il l’avait maintes fois observé, le liquide envahissait le nez et faisait tousser le supplicié. Le banc remonta légèrement.

            *

 

            Il fallut plus d’une demi-heure à Vrodine pour faire craquer le prisonnier. Ses sphincters l’avaient trahi, et l’eau était remplie d’excréments et d’urine qui avaient dégouliné le long du torse avant de se diluer dans le bac.

            — Arrêtez, je vais parler !

            Le sbire introduisit le banc dans le réduit contenant la douche et, sans le détacher, arrosa Dartier des pieds à la tête avec la pomme.

            — Alors, demanda Vrodine, Leguilvec ?

            — Vous l’avez tué.

            — Ah, ça, je le sais déjà.

            — Parce qu’il détenait un document important.

            — Oui, lequel ?

            — Je ne sais pas… je ne sais pas, croyez-moi.

            — Vous avez bien une petite idée ?

            — Oui… La kommandantur de Lorient : c’est lui qui l’a prise d’assaut, à la Libération. Le document venait de là… C’est tout ce que je sais. Enfin, je suppose…

            Vrodine se fit raconter l’organisation du Service dirigé par Vilandier, les équipes Koulak mises en place par Guilon. Et surtout comment Dartier avait remonté ce qu’il croyait être la « filière » Fignac.

            — Bien, dit Vrodine, vous allez réintégrer votre cave. Ah, un dernier mot, pour rire : ce n’est pas moi qui ai fait assassiner Jean Fignac. Il n’a rien à voir là-dedans.

            Le sbire détacha Dartier du banc et le traîna jusqu’à l’escalier menant à la cave. D’une poussée du pied dans les reins, il l’expédia dans le sous-sol ; Dartier, épuisé, entendit la clé tourner dans la serrure.

            Il s’adossa contre un mur et se laissa glisser par terre, s’accroupissant sur ses talons avant de s’allonger à même la terre battue. Puis il pleura.

            *

 

            Une chambre aux murs blancs immaculés, une odeur d’éther, de médicament, quelque chose de fugace, d’indéfini, qui sentait l’hôpital. Un lit de fer, une fenêtre munie de barreaux. Une table de chevet où trônait une bouteille d’Évian bouchée. Madeleine émergea avec lenteur et hésitation d’un sommeil profond. Ses mains reposaient par-dessus les draps. On lui avait passé une chemise de nuit de grosse toile. Impossible de redresser la tête, lourde, emplie de vide, de vent, d’échos muets…

            Une femme vêtue d’une blouse blanche lisait, assise au pied du lit. Dès que Madeleine eut ouvert les yeux, elle pressa sur le bouton d’une sonnette installée sur la table de chevet. Avec des gestes prévenants, doux, elle redressa les oreillers, lissa les draps et la couverture.

            Guilon fit son entrée dans la chambre quelques minutes plus tard. Madeleine, en faisant un effort, détailla cette silhouette au contour flou. Elle réclama à boire. L’« infirmière » lui saisit la nuque et porta à ses lèvres un gobelet de plastique rempli d’eau. Madeleine but.

            Une troisième personne était à présent dans la chambre. Un homme portant une blouse blanche et tenant un stéthoscope à la main. Il défit les draps et plaqua l’œil du stéthoscope sur la poitrine de Madeleine. Le métal était froid, glacé même, mais ce fut là une sensation agréable. Il ausculta Madeleine longuement avant de se tourner vers Guilon et de hocher la tête en signe d’assentiment.

            — Bonjour, murmura Guilon en se penchant au-dessus du lit, n’ayez pas peur, nous vous protégeons.

            Madeleine sourit faiblement. Elle se rappela sa frayeur lorsque, dans le bois de Kerpape, les agresseurs avaient bondi sur elle, la ceinturant solidement et la contraignant à entrer dans la voiture. Peu à peu, ses idées s’imbriquaient, la mort de Jean, Kerpape, l’enterrement, Coulvin, le télégramme… Mais qui étaient donc ces gens, auprès d’elle, attentionnés, lui parlant avec prévenance ?

            — Qui êtes-vous ?

            Sa voix, déformée par la résonance intracrânienne, lui parut étrange. L’infirmière préparait une seringue. Elle frictionna l’avant-bras de Madeleine, noua un garrot de caoutchouc autour de la saignée du coude et enfonça l’aiguille dans une veine. Incapable de faire le moindre geste, Madeleine l’observait. Le piston était parvenu au bout de sa course, et l’infirmière ôta l’aiguille. Elle replia le coude après avoir posé un coton sur le point de piqûre.

            Madeleine eut soudain le vertige et fut prise d’une envie de rire grandissante. En hoquetant, elle ricana faiblement, avant de s’abandonner à une hilarité qui semblait avoir malgré tout quelque peine à venir. Elle comprit qu’on l’avait droguée, mais elle ne pouvait se retenir. Dans sa tête défilaient des bouffonneries étranges, le film de l’enterrement de Jean, Castel habillé en cardinal, la bedaine rebondie de Delouvert se contractant en rythme pour lâcher des pets odorants, Coulvin déguisé en Méphisto, et la foule, suivant le corbillard, se dandinant sur un air de samba. D’autres musiques, pompeuses ou légères, lui assaillaient l’ouïe, entretenant son hilarité. Des larmes lui coulèrent le long des joues et, d’une seconde à l’autre, elle ressentait des bouffées d’angoisse dévorantes, puis de nouveau une envie de pouffer. Ses mains s’agitaient sur les couvertures, ses doigts se nouaient, ses ongles griffaient ses paumes avec violence.

            Près du lit, Guilon assistait à la scène. Il était partagé entre l’écœurement et le mépris, peut-être la pitié. Il dit quelques mots à l’infirmière avant de disparaître, et sa voix parut énorme à Madeleine, retentissant dans la chambre, rebondissant sur les murs.

            Elle eut un geste de protestation lorsqu’elle vit Guilon s’en aller et elle tenta de se redresser dans le lit. Mais elle ne put bouger et entendit la porte se refermer, avec un sentiment de détresse et d’abandon.